Lumières d’été

 

Par un habile entrelacs de documentaire et de fiction, de mémoire et de présent, le réalisateur d’Une jeunesse allemande sème le trouble et touche au cœur en deux films, un court et un long, sur la tragédie d’Hiroshima.

On a découvert Jean-Gabriel Périot avec son premier long métrage, Une jeunesse allemande (2015), alors qu’il réalise des vidéos expérimentales et des courts métrages depuis le début des années 2000. Consacré à la Fraction armée rouge (plus connue sous la dénomination de « bande à Baader »), Une jeunesse allemande était un montage d’images d’archives rayonnant autour d’un entretien télévisé avec l’une des leaders du groupe, Ulrike Meinhof. A la façon du Roumain Andrei Ujica, Périot utilisait les images d’autrui et d’antan pour les réinterroger à la lumière de la distanciation temporelle – il s’agissait là de comprendre comment de jeunes bourgeois entraient en résistance contre leur propre société jusqu’à prendre les armes en temps de paix.

C’est toujours la grande histoire et la distance du temps qui intéressent Périot dans Lumières d’été, mais cette fois-ci par le biais de la fiction – quoique… Le film commence par un témoignage bouleversant tant par son contenu que par son dispositif : Périot filme un autre réalisateur, Akihiro, Japonais de Paris venu à Hiroshima tourner un docu sur la mémoire de la bombe, au moment où il interviewe une survivante, Madame Takeda. Hormis la petite mise en abyme du tournage dans le film, la mise en place est simplissime : un plan-séquence sur Madame Takeda, qui raconte dans le détail l’atroce matinée du 6 août 1945.

Le récit est poignant : le début de journée guilleret, l’explosion avec son onde brutale de bruit, de lumière et de chaleur, la sidération des premières minutes de l’après, les bâtiments soufflés, les cadavres, les survivants hagards, les chairs à vif, les corps éventrés… et la lente agonie différée de Michiko, la sœur irradiée de Madame Takeda.

Cette dernière expose ces souvenirs sans colère, avec courage, précision, et une émotion d’autant plus puissante qu’elle est maîtrisée. Une émotion nue, brute, sans pathos, serrant la gorge du spectateur et d’Akihiro qui préfère ensuite faire une pause et sortir se promener dans Hiroshima. On comprend alors qu’Akihiro est un cinéaste fictif.

On se demande rétrospectivement si Madame Takeda était une vraie survivante ou un personnage joué par une actrice, et on saisit que la séquence qui vient de s’achever était pour Périot un sas de transition entre le précédent film, documentaire, et la fiction présente.

Dans un parc du Hiroshima bruissant et insouciant d’aujourd’hui, Akihiro engage la conversation avec une autre Michiko, spontanée, fantasque, souriante. Ils parlent de la ville, des traces de l’événement, de la mémoire ouverte ou fermée, déambulent, vont manger un morceau, puis Michiko propose qu’ils prennent le train jusqu’à la mer. Akihiro hésite, il a du travail, une équipe qui l’attend, un avion pour Paris le lendemain… On se croirait dans une version light et ligne claire d’Hiroshima mon amour, comme si un récit à la Duras-Resnais entrelaçant l’histoire, la mémoire et le présent était filmé par Ozu, ou Hong Sangsoo.

La balade d’Akihiro et Michiko est à la fois légère et grave, fragile et intense, mise en scène avec beaucoup de grâce et de simplicité dans une zone indécidable entre amitié naissante, début d’histoire d’amour, brève rencontre et approches comparées de l’usage de la mémoire.

La légèreté et la gravité, c’est aussi la tension qui existe entre un événement incommensurable tel qu’Hiroshima et la nécessité de continuer à vivre. Ni amnésie, ni écrasement paralysant, telle est la dialectique qui se pose aux survivants (et au reste de l’humanité) après les grandes atrocités de l’histoire. Périot apporte à cette tension une réponse poétique et cinématographique superbe vers la fin de son film (dont on laisse la surprise à ceux qui auront le bon goût d’aller le voir).

Lumières d’été étant un film relativement court, il sera précédé d’un court métrage de Périot, 200 000 fantômes. Une mosaïque mouvante de photos d’Hiroshima avec en son centre le dôme de Genbaku (le seul bâtiment ayant résisté à la bombe) en ses différents états successifs : en chantier, achevé, puis abîmé par la bombe mais toujours debout. Deux films superbes qui se complètent admirablement et permettent de proclamer “Hiroshima mon amour toujours”.

 

Serge Kaganski
Les Inrocks
16 août 2017